« Va un peu dans la nuit écouter si les oiseaux miaulent. » - René Char
Installé à la terrasse du café, il observait le marché dominical battre son plein. Il y avait foule autour des maraichers, et toutes sortes de personnes s’empressaient d’acheter tomates, courgettes ou bananes en provenance directe de Rungis. Il régnait l’ambiance joyeuse des vies ordinaires, et cet air immémorial du marché de primeurs. C’était bruyant, mais coloré, vivant, et agréable à observer. Personne ne lui prêtait attention, et de toute façon, même après s’être installé il y a cinq ans dans le quartier, personne ne le connaissait.
On pourrait penser, de cette forme de pensée qui ne pense pas, qu’il faut un certain talent pour vivre dans une ville de plus de 10 millions d’habitants, et de n’avoir personne à qui parler. Assurément, il faut avoir certaines prédispositions. Une forme de retenue peut-être, une légère différence sans doute, des conditions propices assurément.
Mais en vérité, il est infiniment plus simple d’être transparent dans une grande ville que dans une petite. Même dans une ville de taille moyenne, disons 200 000 habitants, on finit par reconnaitre des visages récurrents. Mais au-delà de ce nombre, on n’est plus qu’un énième passant.
La plupart du temps d’ailleurs, il ne se sentait pas seul. Et certainement pas ici, assis ce matin sur la terrasse bondée d’un café populaire, où les conversations et les éclats de rire occupaient son espace auditif. Il éprouvait cette expérience comme on plonge dans l’eau de l’océan par jour de canicule. Il ne boudait pas son plaisir, mais pour rien au monde il n’aurait voulu se joindre à une de ces tablées où se pressait un groupe d’amis.
Il faut bien comprendre que les esseulés ne veulent pas briser leur solitude à tout prix. En l’occurrence, n’importe qui ne fait pas l’affaire. La plupart du temps d’ailleurs, les esseulés ont déjà essayé, et appris la leçon amère que la mauvaise compagnie ne fait qu’approfondir l’esseulement au lieu de l’éteindre.
Non, c’est plus compliqué que cela. Les esseulés sont d’une certaine façon orphelins. Ils sont orphelins d’une rencontre qui n’a pas eu lieu avec une ou plusieurs personnes bien précises, personnes qui potentiellement n’existent pas. Ils portent en eux le deuil d’un peuple disparu, ou pire, d’un peuple fantasmé.
Prenons l’exemple de la serveuse. Elle était arrivée il y a seulement deux mois – le personnel tourne souvent tellement le service est éreintant. En bon habitué anonyme, il l’avait remarqué car une très légère scoliose avait imprimé à sa démarche un déhanchement chaloupé fort charmant. Et puis, elle était gentille avec lui.
Mais il n’allait pas pour autant essayer de lui parler. Pour lui, elle était aussi inaccessible que le rêve d’une étoile sous une épaisse couche nuageuse. Il savait pertinemment que la serveuse qu’il fantasmait n’avait rien à voir avec la serveuse qui venait de déposer un deuxième café allongé sur sa table. Le charme se serait brisé au bout de quelques mots.
Les esseulées savent, ou plutôt sentent, qu’on les a privés d’un autre possible, d’un autre monde, d’une autre vie. Ils ne sont jamais tout à fait présents précisément parce qu’ils n’appartiennent pas tout à fait à cette réalité. Un idéal les habite, et c’est cet idéal qui les isole et les empêche de tisser des liens avec les autres.
Néanmoins, ici aussi, il convient de nuancer. Il y a plus d’une façon d’être seul, et plus d’une façon de vivre sa solitude. Nous ne sommes égaux qu’en droits (et encore). Lui, il avait choisi son esseulement, la conséquence logique de sa personnalité et de son histoire. Mais il savait aussi que d’autres ne comprennent pas ce qu’ils subissent.
Enfin, il savait… C’est un bien grand mot, savoir ! C’était juste sa façon à lui de voir le monde, autrement dit, la fiction utile qui lui sert de circonstances atténuantes.
Le soleil avait fini par tourner, et baignait désormais les tables rondes d’une lumière impérieuse, que les parasols avaient du mal à contenir. Bientôt, ce serait l’heure du déjeuner, et il aurait plus de mal. C’est une chose que de rester seul à boire un café, c’en est une autre que de manger seul. Il glissa un billet sous sa tasse sans prêter le moindre regard au ticket de caisse, et s’empressa de rentrer.
Une nouvelle fois, il ne vit pas que la serveuse avait écrit son numéro de téléphone au dos du papier. Elle ramassa le billet et les tasses, avec un petit pincement au cœur, en se demandant comment les gens qui viennent d’arriver à Paris font pour briser leurs solitudes dans cette ville de fou. Elle se sentait seule ici, et il avait l’air gentil. Gentil, mais un peu tête en l’air.