« Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. » - Romain Gary

Il régnait à l’intérieur du bâtiment cette obscurité grise que la poussière donne à la lumière lorsque celle-ci traverse clandestinement des fenêtres condamnées. D’immenses bâches semi-transparentes recouvraient les étagères encore remplies de livres abandonnées. On avait dû juger qu’il serait plus couteux de les trier pour les revendre. Les revendre à qui d’ailleurs ?

Il déambulait prudemment entre les travées, décryptant à travers le plastique les titres des bouquins vaguement triés dans cet ordre étrange que seuls les bibliothécaires comprennent. La mezzanine dominait encore la salle de lecture, et il avait bien l’intention d’y monter. Quand il avait 8 ans, c’était là-haut qu’il s’y réfugiait pour dévorer les bandes dessinées que sa mère ne pouvait lui offrir.

À l’époque, il lisait tout ce qui lui tombait entre les mains, de la BD belge, des comics américains, des mangas aussi. À l’époque, sa mère faisait le ménage des locaux, mais elle ne pouvait pas toujours le faire garder. Il adorait être livré ainsi à lui-même, et elle trouvait bien qu’il lise un peu, même si elle le grondait quand le retrouvait coincé entre deux piles de bandes dessinées.

Un peu plus tard, au collège puis au lycée, il passa aussi des heures dans la salle de travail, à préparer les exposés avec ses copains d’alors. On finissait toujours par leur demander de sortir, parce qu’entre 12 et 16 ans, on ne sait pas se tenir. À travers la porte vitrée, il vit que les grandes tables avaient disparu, mais que les chaises avaient été entassées dans le fond. De toute façon, la porte était fermée. Il faudra passer par le grand escalier.

À quand remonte la dernière fois qu’il était entré dans une bibliothèque ? Il y eut forcément une dernière fois, mais, comme souvent avec les dernières fois, on ne sait pas que la dernière fois est une dernière fois.

La fermeture des bibliothèques ne s’est pas faite du jour au lendemain. Ça commence avec des soucis d’argent. Ça commence toujours avec des soucis d’argent. Ces choses-là ne surviennent pas comme les catastrophes ou les déclarations de guerre. On ne les voit pas venir de loin. C’est plus pernicieux que cela. C’est une maladie qui infuse, prend son temps, grignote le corps social avec patience. Finalement, une institution meurt quand il ne reste plus personne pour la pleurer.

Contrairement à une idée reçue, une bibliothèque, ce n’est pas un lieu où l’on stocke des livres. Sa fonction première, ce qui fait sa particularité, c’est d’abord d’offrir un refuge à qui le souhaite ou en a besoin. Ce qui tombait bien, car ce soir, il en avait vraiment besoin. Ça faisait trois mois qu’il avait été expulsé de son HLM. Au début, il avait trouvé quelques canapés compatissants. Mais les amis se réduisent comme peau de chagrin lorsque les emmerdes se pointent.

C’était surprenant d’ailleurs que l’endroit n’ait pas été pillé. La porte d’entrée n’avait pourtant pas résisté bien longtemps avant de céder. Peut-être que ce lieu intime encore un peu de respect à ceux qui se souvenaient encore de sa fonction ? Ou peut être juste que l’indifférence suffit à geler les lieux. Toujours était-il que cela l’arrangeait bien. Quand on est dans une mauvaise passe, rien ne vaut un toit solide et un abri au sec pour remonter la pente.

Et puis dans le fond, quand il repensait au nombre de fois où sa mère avait lustré le parquet et nettoyé les chiottes, cette bibliothèque lui devait bien une nuit ou deux en sécurité. La mezzanine sera parfaite pour monter un lit de fortune. Et pour la peine, il ne s’ennuiera pas. Il pouvait presque sentir les livres vibrer d’impatience dans leurs rayonnages oubliés.