« Espère, car chaque nuit n’est qu’une trêve entre deux jours. »
- Stig Dagerman
Après l’amour, longtemps elle me retenait en elle, prolongeant autant que possible mon érection, enlaçant mon dos de ses bras, enfouissant sa tête dans mon épaule, accrochant ses jambes aux miennes, comme si elle voulait ajourner de toutes ses forces la séparation de nos corps, et l’inévitable retour au réel qui s’en suit. Grisé par l’effort, rendu totalement malléable après la jouissance, je me laissais enfin consentir à cette suspension. Ce n’est que bien plus tard que je compris que ce n’était pas moi, le généreux, mais bien elle. C’est elle qui à travers cette étreinte m’offrait une raison d’être totale, une justification nécessaire et suffisante à mon existence. J’étais né pour qu’elle puisse se blottir contre moi après l’amour. Le reste, tout le reste, n’était qu’accessoire.
Un ange passe.
Le petit matin finit toujours par se lever, et moi aussi. Je m’habillais peut-être un peu trop rapidement, avec un peu trop d’empressement, le regard fuyant pour ne pas croiser le sien. Je ne sais plus ce que je disais, peut-être à demain, peut-être je te rappelle bientôt, enfin, une de ces âneries que l’on prononce sans y penser pour meubler le vide et contourner l’éléphant dans la pièce. Je ne sais plus non plus ce qu’elle me répondait, sans doute par un silence qui veut dire je sais tout ce que tu veux dire mais ne peux pas. Alors, je quittais son studio, et je finissais toujours par déambuler dans les rues parisiennes, un peu trop tôt pour le métro.
Paris au petit matin, ce n’est pas une ville qui vous aime. Elle a la chair avinée des fêtes qui ont duré trop longtemps, et le regard chassieux de ceux qui se lèvent trop tôt pour son entretien. Après la parenthèse, je vivais ma fuite comme une punition, une catabase, Orphée abandonnant Eurydice aux enfers, sous les moqueries des Moires et des Furies. Je longeais les murs avec les mauvais voleurs et les amants maudits, à la recherche d’une absolution facile, une façon de se laver les mains sans avoir à se les couper.
Invariablement, je finissais gare de Lyon, à trouver refuge dans l’une de ses brasseries au service continu, et dans lesquelles s’échouent les paumés, les oiseaux de nuit, les noctambules en attente d’une rame de RER. La nuit y jette ses naufragés, du moins ceux assez fortunés ou assez fous pour payer au prix fort un café délavé. Ici, nul besoin d’être devin pour connaitre notre sort commun, les mots sont inutiles.
En vérité, en comparaison de la rue, c’était réconfortant de se réfugier dans la lumière tamisée de la salle principale. Personne ne vous pose de questions, mais il faut payer d’avance. Il y avait des groupes bruyants, des couples mal assortis, et des solitaires emmurées dans le silence. Je les observais discrètement pour me distraire de ma propre solitude. Les conversations, quand il y en avait, n’avaient ni queue ni tête. C’était comme de prendre au vol l’épisode 7459 d’une série américaine industrielle. Peu importe le visage de l’acteur qui incarne l’immortel jeune premier, j’assistais médusé aux coulisses d’un théâtre d’archétypes. J’en faisais partie évidemment, et je me délectais à l’idée d’appartenir à cet ordre secret qui fait de la vie une télénovela.
Et puis, au pire, il y avait la télé. Dieu a inventé la chaine d’information continue pour nous punir d’avoir rétréci la planète. Autrefois, il fallait des jours, des semaines, pour que la nouvelle d’une décapitation à Paris parvienne aux portes de Moscou. Aujourd’hui, le Kremlin sait que le président pète avant même que son pantalon sente mauvais. Qu’avons-nous fait d’un monde où le passé pouvait cohabiter géographiquement avec le futur sans que le présent ne s’en offusque ? Nous avons oublié qu’à la vitesse de la lumière, il n’y a que de la lumière, alors que nous ne sommes faits que de ténèbres.
Dans l’écran plat, il n’y avait que de jeunes journalistes pour accepter de bosser à cette heure-là. Ils chauffaient la salle en attendant les stars de la matinale, diffusant des reportages réchauffés de la veille pour une audience anémique, une foule psychopathe, des gens comme moi qui n’attendent rien des informations sinon un peu de spectacle. J’écoutais d’une oreille, et j’avais mal pour le pigiste. Les places sont chères, tu vas te ruiner la santé mon ami, et à 30 ans, plus personne ne voudra t’embaucher.
Peut être finira-t-il comme le type qui me fait face, un grand muet la tête penchée sur les souvenirs de ses traumatismes. À bien y regarder, son visage me rappelle quelqu’un. Je suis sûr de l’avoir déjà vu à la télé. À moins que ce ne soit le miroir au fond de la salle qui reflète mon avenir. Qui sait.
05h52. La salle se vide pour aller attraper les trains de banlieue. Je n’ai pas envie de rentrer, mais j’ai profondément envie de dormir. Longtemps, longtemps. Mon téléphone vibre. C’est elle qui me demande si je suis déjà arrivé. Il me faut un moment pour comprendre la question. Je range mon téléphone. Rien de ce que je ne saurais y répondre ne saurait rendre justice à la vérité.