« Je sais que tu sais que je sais : telle est la formule générale de la gêne. » - Roland Barthes
J’ai mis longtemps à accepter le fait que je suis un plouc. Longtemps, j’ai voulu croire que je n’étais que plouc par inadvertance, ou par fainéantise, ou par ignorance. C’est le genre de bêtise qu’aime à croire l’orgueil blessé. On s’imagine que l’on aurait pu faire mieux, ou être mieux, si seulement on s’en donnait la peine, ou s’il n’avait pas plu à verse ce jour-là, ou si on avait un peu plus de chance, ou si on en avait les moyens. Mais ce ne sont que des mensonges, des histoires que l’on se raconte pour border la honte de n’être que soi lorsque l’on va au lit.
Je suis un plouc. Intégralement plouc. Plouc en simili cuir, car en bon plouc, je n’ai pas les moyens du cuir véritable. Ce n’est pas, en règle générale, une pensée que l’on considère particulièrement saine pour le bien-être de son amour propre. Mais les illusions ne valent guère mieux. La lucidité présente au moins l’avantage de ne pas entretenir la vanité mal placée. Je m’habille plouc, je pense plouc, je suis plouc, un point c’est tout.
Et quel autre lieu peut autant mettre en évidence la ploukitude que le musée d’art contemporain ? (Non, je ne parlerai pas d’Ikea, car cela ne se fait pas de tirer sur des ambulances, sauf à Gaza)
Déjà, ce qu’il faut comprendre du musée d’art contemporain, c’est qu’il rejette le terme même de musée. C’est fondation ceci, le centre cela, la galerie XYZ, ou à la rigueur, MAC truc, parce que quoi de plus moderne qu’un acronyme ? Le mot musée, c’est trop plouc pour le musée d’art contemporain.
Ensuite, il faut savoir que l’on va dans ce type de musée autant pour voir que pour être vu. C’est parce que le visiteur – du moins le visiteur doté d’une certaine éducation – sait qu’il fait autant partie de l’expérience que l’œuvre qui est exposée. Alors il vient paré de ses plus beaux atours, le visiteur. C’est sûr que moi, avec mon jean élimé, mes baskets d’occasions, et ma chemise C&A, ben au moins, j’affiche la couleur ! Alors que lui, il concurrence même l’exposition, si bien qu’il n’est pas rare qu’un touriste prenne plus de photos des visiteurs que des œuvres elles-mêmes. D’ailleurs, il a tellement conscience d’être quelqu’un qu’il concède volontiers au selfie, histoire de bien documenter la rencontre historique entre son tailleur de créateur et la majesté architecturale de l’espace blanc. En béton brut, l’espace hein, bien entendu.
Bien évidemment, s’en tenir à de simples considérations vestimentaires, ce serait un peu superficiel. Ce qui distingue véritablement le plouc de l’amateur d’art contemporain, c’est son regard. C’est que le plouc ne voit que ce qu’il voit, tandis que le connaisseur voit ce qu’il ne voit pas. C’est un peu compliqué à expliquer, et puis je ne suis qu’un plouc, mais laissez-moi une chance.
Là où le plouc ne verra qu’une belle Ferrari accidentée, en se disant que c’est tout de même bien dommage pour la prime d’assurance, l’amateur d’art contemporain sait qu’il s’agit à un hommage au ready-made, un non-geste puisqu’il est clair que l’artiste n’a absolument rien fait, la sublimation d’un événement soi-disant banal, probablement dans un acte de dénonciation de la violence du monde de consommation (sauf que l’artiste oublie que Duchamp l’avait fait avec une pissotière, et non une Ferrari, ce qui en dit long sur ce qu’est devenu le monde de l’art contemporain). Et cette expérience, cette différence dans le regard, se reproduit devant chaque œuvre ou presque.
Le plouc voit une reproduction de la Joconde avec une moustache et un L.H.O.O.Q écrit dessous ? L’amateur éclairé voit toute une époque prête à mettre au bucher l’héritage du dix-neuvième siècle au sortir de la première guerre mondiale dans un élan commun au surréalisme.
Le plouc rigole en regardant la danse des sièges roulants autonomes sur lesquels sont placés des mannequins à l’effigie de vieillards politique ou religieux ? Le sachant lui, non seulement y voit la dénonciation d’un monde aux mains d’une gérontocratie déconnectée, mais également les innombrables hommages d’un artiste à d’autres, parce que l’art est un remix incessant des mêmes idées que les œuvres citent et recyclent sans fin.
Le plouc voit la statue d’un gigantesque chien fait en ballon gonflable ? L’historien de l’art voit 50 millions de dollars (Nan parce que même l’expert sait que Koons n’a rien à dire en vrai).
En fait, cette différence, c’est encore Roland Barthes qui en parle le mieux, dans cette remarque emplie de condescendance, mais qu’on lui pardonne parce qu’elle est très juste d’une part, et que l’on sait d’autre part qu’il n’était pas comme ça (enfin, pas trop) :
« Ce matin la boulangère me dit : il fait encore beau ! mais chaud trop longtemps ! (les gens d’ici trouvent toujours qu’il fait trop beau, trop chaud). J’ajoute : et la lumière est si belle ! Mais la boulangère ne répond pas, et une fois de plus j’observe ce court-circuit du langage, dont les conversations les plus futiles sont l’occasion sûre ; je comprends que voir la lumière relève d’une sensibilité de classe ; ou plutôt, puisqu’il y a des lumières « pittoresques » qui sont certainement goûtées par la boulangère, ce qui est socialement marqué, c’est la vue « vague », la vue sans contours, sans objet, sans figuration, la vue d’une transparence, la vue d’une non-vue (cette valeur infigurative qu’il y a dans la bonne peinture et qu’il n’y a pas dans la mauvaise). En somme, rien de plus culturel que l’atmosphère, rien de plus idéologique que le temps qu’il fait. »
Comment le plouc que je suis sait tout ça ? Oh, on est en 2024, hein ! Je suis peut-être plouc, mais je sais utiliser Google.
Bref. Il n’y a guère que devant la prouesse technique ou l’expérience purement sensorielle que le plouc et l’expert se rejoignent finalement, dans une sorte de suspension de la lutte des classes, qui est probablement d’ailleurs l’un des objectifs les plus nobles de l’art dans le fond.
Mais la communion ne se prolonge guère, car il y a toujours un gardien pour venir rappeler au plouc sur un ton de récrimination qu’il ne faut pas que les enfants du plouc s’approchent trop des œuvres (même s’ils ne l’ont pas fait), ne courent pas dans les couloirs (même s’ils ne l’ont pas fait), et ne parlent pas trop fort (même s’ils ne l’ont pas fait).
Heureusement qu’ils sont là d’ailleurs, ces gardiens, parce que c’est à ça que l’on sait que l’on est dans un musée. Je vous dirais bien d’ailleurs que c’est juste parce que les enfants de ploucs sont moins bien élevés que les autres, mais je suis presque convaincu de l’inverse. Du reste, le véritable amateur ne va pas au musée avec ses enfants, car il n’en a pas. Les enfants, c’est vulgaire, et ça nuit à la ligne.
Notons ici pour la justice que le plouc est au moins aussi condescendant que l’amateur d’art contemporain. En vrai, dans cette circonstance comme dans tant d’autres, la majorité des gens ne font que ce qu’ils peuvent, ni plus, ni moins. Notons aussi que j’adore les musées, que j’ai fréquenté nombre de biennales, que j’ai même été élève à l’école du musée du Louvre (mais vous n’avez pas de preuves !). En tout cas, les musées, je les aime plus qu’Ikéa (vous ai-je déjà parlé d’Ikéa ? Un jour, il faudra que je vous parle d’Ikéa).
Mais il n’en reste pas moins que je suis un plouc, et que le musée d’art contemporain est au plouc ce que la soude caustique est au circuit imprimé. C’est peut-être bien d’ailleurs sa principale fonction, au musée : révéler toute la vanité de l’homme en l’accumulant en un seul et même endroit.
Bref. Je suis allé au musée d’art contemporain.