« J’ai tout raté. Comme j’étais sans ambition, peut-être ce tout n’était-il rien. Les bons principes qu’on m’a inculqués, je les ai fuis par la fenêtre de la cour. Je m’en fus aux champs avec de grands desseins, mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres, et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde. Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ? »
- Fernando Pessoa
Tout est lié. Cette idée, simple en apparence, entre pourtant en contradiction totale avec notre condition. Tout est lié, et pourtant, nous sommes séparés de nos causes comme de nos conséquences. Tout est lié, et pourtant, nous sommes l’individu, cet amas de chair qui distingue le je de l’autrui, et que personne d’autre ne peut être à notre place. Tout est lié, et pourtant, nous sommes seuls.
Cette contradiction a beau être une évidence, elle n’en reste pas moins douloureuse. Lors de notre passage de l’enfance à l’âge adulte, nous expérimentons tous cette chute d’une expérience fusionnelle de la vie à la construction individuelle de notre singularité, cette sorte de forteresse intérieure dont le rôle fondamental est de séparer l’intérieur qui nous constitue du monde extérieur, mais dont nous chercherons par la suite à nous évader pour le reste de notre vie.
Tout est lié, mais ce lien est rarement explicite. Comment comprendre en quoi le sort des populations indigènes des forêts vierges de l’Amazonie impacte le sien de sort ? Comment expliquer que les ruines du Soudan sont nos ruines ? Que l’enfant qui meurt sous les bombes est aussi notre enfant ? Que la pollution des fleuves indiens finira à un moment ou à un autre dans la chair du poisson dans notre assiette ? Comment dire qu’il n’existe rien de tel qu’un malheur particulier, et que le bonheur est un bien commun ? Tout est lié, mais le déni de ce lien est le prérequis à la prédation qui nous sert de mode de vie.
Et nous le savons. Nous le savons tous. Ici, nul secret, aucun mystère, aucun complot. Nous savons, et pourtant, nous n’en tirons aucune sagesse, aucun savoir, aucune modification de comportement. Nous avons les yeux grands ouverts, mais nous détournons le regard.
Je dis nous, mais ce nous est injuste. Pas tous bien sûr. Je devrais dire je, mais la honte l’étouffe au fond de ma gorge. Une honte immémoriale, dense, lourde comme une chape de plomb. Une honte à couper au couteau. Une honte intranquille, qui ne fait que croitre, et qui est profondément esseulée, même si elle est communément partagée.
Mais l’espoir est saxifrage. L’humanité se conjugue au futur. Je n’accorde aucune foi aux hommes, mais je veux bien croire aux humains. Nous avons le devoir de dépasser notre condition. Et même si ce message est encore incompris, malgré le fait qu’il ait été martelé depuis la nuit des temps, je persiste à croire que ce n’est qu’une question de temps. Il n’y a de toute façon aucune alternative.
Dans cette nuit de l’âme qui se prolonge sans fin, il convient de protéger cette lumière. Peu importe la profondeur de la solitude dans laquelle nous sommes tous plongés, combien même parfois il nous semble que personne d’autre ne semble partager cette idée. Il est absolument impossible de sauver notre aujourd’hui. C’est pour demain que nous devons entretenir la fraternité.
Non, nous ne sommes pas des îles, et tout ce qui entretient cette illusion ne sert qu’à maintenir notre asservissement. Tout est lié, et individuellement, quelles que soient nos qualités, nos croyances, ou notre fortune, nous ne sommes rien de plus que la rencontre ponctuelle entre nos circonstances éphémères et la réalité éternelle.
Le savoir n’atténue pas la douleur. Savoir n’atténue jamais la douleur. Ce n’est ni un lot de consolation ni une excuse. Ce n’est pas l’objet de l’exercice ici. Mais peut-être que quelqu’un quelque part, en proie au doute et à l’anxiété, éprouve le besoin de ce rappel. Je sais que moi oui. Alors voilà, ici, écrit noir sur blanc, et à toutes fins utiles, la preuve que d’autres partagent ce sentiment, et le texte que j’aurais aimé lire ailleurs.